dimanche 27 juillet 2008

Oui, mais est-ce original ?


Ce post est jumelé avec celui de mon amie Helg, de The Perfume Shrine, à laquelle j'ai fait part de mes réflexions. Pour lire les siennes (en anglais), cliquez ci-dessus.

L’autre jour, l’un des commentateurs anglophones de mon post sur Serge Noire, Billy D. , m’a demandé si je trouvais le parfum original.

Cela m’a donné à réfléchir. Serge Noire est-il original ? Si l’on n’a jamais senti un Serge Lutens, sans doute. Mais dans l’absolu ? Non. Pas parce que l’équipe Lutens-Sheldrake se repose sur ses lauriers, mais parce que, à plus d’un titre, ce sont eux qui ont créé un certain concept de l’originalité dans la parfumerie de niche, suscité toute une école et remonté si haut la barre, y compris pour eux-mêmes, qu’ils auraient du mal à nous choquer aujourd’hui. À supposer qu’ils en ressentent le besoin, ce qui n’est pas dit.

On disait les parfums de Serge Lutens n'étaient que des bases...

Dans le monde des accords abstraits qui a dominé la haute parfumerie jusqu’au début des années 1990, Lutens et Sheldrake font partie des pionniers qui ont simplifié le processus en s’intéressant aux caractéristiques particulières des matériaux pour les éclairer de façon inédite, soit en exacerbant l’une de leurs facettes (l’ouverture camphrée-mentholée de Tubéreuse Criminelle, l’animalité de Muscs Koublaï Khan, la richesse d’Ambre Sultan), soit en dévoilant la beauté d’un accord (le bois et la violette, la fleur d’oranger et le cumin, la myrrhe et les aldéhydes), soit encore en parant une matière de leur base boisée-épicée (Vétiver Oriental, Cuir Mauresque). Au cours des premières années d’existence de la gamme du Palais-Royal, on disait qu’il ne s’agissait que de bases – les parfums en miniature dont se servait la parfumerie française classique dans des créations plus complexes – plutôt que de compositions achevées.

Aujourd’hui, l’idée d’utiliser la beauté d’un matériau pour créer une senteur est tellement acceptée – voyez les Hermessence ou les Armani Privé -- qu’elle en est presque devenue un cliché.
Mûre et Musc de L'Artisan Parfumeur, matrice du style minimaliste ?

L’Artisan Parfumeur a aussi fait oeuvre de pionnier par son approche originale et inspirée, commençant à la fin des années 1970 par des “soliflores” (Vanilia, Patchouli, L’Eau d’Ambre) qui interprétaient de façon plus raffinée les huiles parfumées afffectionnées dans la décennie précédente, avant de découvrir l’accord, brillant dans sa simplicité, de Mûre et Musc (1978). D’une certaine manière, Mûre et Musc est la matrice du principe minimaliste des Hermessence (osmanthus + thé vert, vétiver + fève tonka, lavande + réglisse).

L’Artisan a poursuivi en lançant des parfums inspirés de lieux ou de voyages (La Haie Fleurie du Hameau, L’Eau du Navigateur)… Et qu’est-ce que la série des Jardins d’Hermès, sinon la prolongation de cette idée ?
IUNX d’Olivia Giacobetti, récemment ressuscité, a fait un pas de plus avec ses potions réellement inédites – inédites par leurs accords, mais surtout par leurs textures brumeuses et éthérées. Il est intéressant de noter qu’Ellena et Giacobetti ont tous deux travaillé pour L’Artisan, dont l’approche inédite est parfois oubliée dans l’avalanche des « néo-niches ».

Mais jusqu’où peut-on aller avant de tomber dans l’importable ?

La ligne de parfums de Comme des Garçons, suivant en cela la rigueur conceptuelle de la créatrice Rei Kawakubo, a souvent joué sur des accords abstraits manifestement synthétiques, pâles et minimalistes : Odeur 53 et 71 vous mettent au défi de les aimer (et se fichent que vous ne les aimiez pas). Des séries comme Red, Incense, Sherbet et Synthetic brouillent les limites entre le synthétique et le naturel, la représentation photographique et la composition abstraite. Les Synthetics, avec leurs senteurs de goudron, de garage et de skaï, qui ne sont pas forcément désagréables en elles-mêmes, interrogent les limites de ce que l’on est disposé à mettre sur sa peau.

La dernière marque à faire monter les enchères de l’originalité est L’État Libre d’Orange, avec ses accords inédits d’Encens et Bubblegum, de Jasmin et Cigarette, de rose et de sang (Rossy de Palma) mais surtout, de Sécrétions Magnifiques. Cependant, cette dernière composition, lancée pour créer le buzz, marque une butée : ce cri assourdissant dans un marché sursaturé est importable, sauf pour une escadrille de mordus (ils existent, apparemment).

Car lorsque tout est dit, un parfum doit être jugé portable au moins par quelques milliers de personnes – moins, peut-être, pour un parfumeur indépendant qui pèse ses formules dans sa cuisine – pour être produit. Même des esthètes aussi exigeants que Serge Lutens, un éditeur comme Frédéric Malle qui donne carte blanche à ses parfumeurs, désirent plaire. À la possible exception de Christopher Brosius, dont les CB I Hate Perfume sont souvent de petits capsules de mémoire odorante plutôt que des parfums à porter, les parfumeurs ont en général envie que leurs créations soient aimées jusqu’à la dernière goutte.

L'originalité n'est pas forcément l'apanage de la parfumerie de niche

De Chanel N°5 à Bulgari Black en passant par Mitsouko, Bandit, Eau Sauvage, Opium, Angel, L’Eau d’Issey ou L’Eau Parfumée au Thé Vert, ce sont souvent historiquement les grandes marques qui ont présenté les innovations les plus radicales, ne serait-ce que parce qu’elles ont les moyens de payer leur développement.

Évidemment, depuis quelques années, les amateurs de parfums se plaignent du tsunami fruité-floral, de l’omniprésence de certaines notes et accords (poivre rose, patchouli et rose, muscs blancs), nés de la pression du marketing qui oblige à plaire au maximum de consommateurs par des lancements Kleenex qui n’ont jamais été destinés à durer. Nous nous sommes tournés vers la parfumerie de niche pour trouver des visions inédites et sans compromis, des surprises olfactives, des ingrédients de qualité.

Mais maintenant, nous sommes submergés par un tsunami de niches : les nouvelles marques se multiplient comme des Gremlins arrosés après minuit, si rapidement que même l’amateur le plus zélé n’a ni le temps, ni assez de peau pour se maintenir à niveau. Certaines lignes sont bien, d’autres comme ci comme ça, d’autres encore sont des copiés-collés, et quelques-unes d’une beauté à couper le souffle, mais sont-elles originales ?

Onda de Vero Kern, le dernier parfum de niche à m’avoir stupéfaite, me rappelle Djedi – même Vero reconnaît qu’il y a des similitudes frappantes, bien qu’elle ne les ait décelées que lorsqu’une cliente lui a fait parvenir un échantillon du Guerlain mythique. Elle est peut-être parvenue à la même solution que Jacques Guerlain en explorant l’accord vétiver-cuir. Vero connaît bien l’histoire de la parfumerie : on ne peut pas en dire autant de tous les parfumeurs, même ceux des grands labos – d’ailleurs, les « perfumistas », ou des indépendants comme Vero, sont peut-être plus érudits en la matière que bien des professionnels. Je parierais que quelqu’un comme Vero passe plus de temps à sonder son âme et ses flacons pour en tirer de la beauté, qu’à tenter de nous stupéfier par des accords inhabituels. L’originalité n’est peut-être pas le concept-clé en la matière.

Les matériaux de synthèse inédits sont-ils l'avenir de la parfumerie ?

À ce stade, je me demande parfois s’il ne faut pas être un parfumeur professionnel, avoir les connaissances en chimie et le savoir encyclopédique d’un Luca Turin, pour être réellement étonné par la structure d’une nouvelle composition : « Tiens, il a mis en valeur le di-mexyl-octane-pualate grâce à l’osmanthus extrait au CO2 supercritique ! ». Des prouesses chimiques ou des molécules inédites viendront-elles un jour révolutionner l’art de la parfumerie ?

D'après Luca Turin, le plus grand défi des laboratoires est surtout, aujourd’hui, de créer des matières de synthèse présentant les mêmes propriétés que des extraits naturels interdits ou d’usage restreint par les nouvelles réglementations...

Quant à moi, ce qui m’étonnerait vraiment, ce serait de récupérer Mitsouko dans son état original. Mais je n’ai pas grand espoir.
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Image: Greer Garson and Walter Pidgeon dans Madame Curie de Mervyn LeRoy (1943).